7

Taol s’engagea dans la ruelle ombragée. Bien qu’il fasse grand jour, on n’y voyait goutte entre les grandes bâtisses dont les avant-toits en surplomb empêchaient la lumière d’atteindre le sol. Il se rendait chez une personne qui, selon Mégane, pourrait lui dénicher une place à bord d’un bateau sans poser de questions. N’ayant pas d’argent pour payer son passage, et les maigres économies de Mégane se réduisant à quelques pièces de cuivre, il résolut de discuter d’abord avec l’homme pour voir s’il parvenait à le convaincre de faire affaire. Il se préoccuperait plus tard de la façon de le payer.

Comme tant de quartiers ayant mauvaise réputation, celui des putains de Rorne avait ses bons et ses mauvais endroits. Un endroit était bon quand les catins et les racoleurs pouvaient y travailler librement, quand les coupeurs de bourses se mêlaient furtivement à la foule et qu’on pouvait en dire : « Au moins, ce n’est pas la rue Charlette. »

La rue Charlette était en fait bien davantage qu’une rue : il s’agissait d’un véritable district au sein du quartier des putains. On ne croisait pas de prostituées à demi dévêtues dans ces rues ; pas d’aimable coupeur de bourses, pas d’artiste de l’arnaque, personne, en fait, qui tienne vraiment à la vie. La rue Charlette s’adressait à ceux qui n’attendaient plus rien de l’existence, qui étaient à ce point ravagés par la maladie ou tourmentés par la noirceur de leur conscience qu’ils se moquaient de vivre un jour de plus.

La puanteur et la crasse ne suffisaient pas à expliquer que les gens se tiennent à l’écart des rues sinistres de Charlette ; il flottait dans l’air comme un parfum de corruption, qui recelait des promesses de crime et de déchéance.

C’était là le quartier vers lequel se dirigeait Taol. L’atmosphère autour de lui changea peu à peu : les passants devenaient moins nombreux, les rats détalaient entre les immondices sans se donner la peine d’attendre les heures sombres de la nuit.

En chemin, tout en prenant garde aux endroits où il mettait les pieds, Taol repensa au récit du vieillard de la taverne. Il frémit au souvenir des prophètes, impuissants, ficelés à vie sur leurs rochers. Taol en avait lui-même connu l’expérience. Il avait connu la brûlure de la corde contre sa chair. Tout en s’interrogeant sur la nature de ceux qui pouvaient commettre une pareille atrocité, il regrettait amèrement de devoir faire appel à leurs services.

Se rendre sur Larne pour consulter les prophètes revenait en effet à cautionner la manière dont ces derniers étaient traités, alors que, en sa qualité de chevalier de Valdis, Taol aurait dû tout mettre en œuvre pour les libérer. La chevalerie reposait sur un principe : aider son prochain. Pendant quatre cents ans, l’ordre s’était efforcé de soulager l’humanité de ses maux. Le plus grand triomphe des chevaliers avait été leur campagne contre l’esclavage dans l’Est. Grâce à cette action, des cités telles que Maries ou Rorne avaient cessé le commerce de la chair avec le Lointain Sud. Aujourd’hui encore les chevaliers continuaient à surveiller les ports orientaux, inspectant la cale des navires marchands.

Taol dénuda le double cercle sur son bras. Bien des hivers plus tôt, il avait espéré obtenir le troisième et dernier anneau. C’était la raison pour laquelle Tyren l’avait adressé à Bevlin. Pour atteindre le dernier cercle et devenir chevalier à part entière, un novice devait parcourir le monde et ne pas en revenir avant d’avoir « trouvé mérite au regard de Dieu ».

Le premier cercle marquait l’excellence physique, le deuxième l’instruction et le troisième l’accomplissement. Ce qui pouvait trouver mérite au regard de Dieu s’avérait difficile à juger, et bon nombre de chevaliers erraient des années à la recherche d’une cause glorieuse souvent insaisissable. La plupart choisissaient de partir en mission. L’année de la confirmation de Taol, deux chevaliers s’étaient rendus au nord-ouest pour arbitrer un conflit sur le Nestor ; quelques-uns descendirent le Silbur, à la poursuite de pirates fluviaux ; et ses amis étaient partis pour le Lointain Sud à la recherche de trésors perdus – Taol ignorait ce qu’ils étaient devenus.

Finalement, quand les chevaliers s’estimaient prêts, ils se présentaient à Valdis pour y être jugés. Quatre hommes recevaient leur témoignage ; puis, en fonction de leurs recommandations, leur chef Tyren octroyait au postulant son dernier cercle ou le renvoyait poursuivre sa quête. Se présenter et être jugé sans valeur constituait un grand déshonneur pour un chevalier. Afin d’éviter cette humiliation, beaucoup restaient des années, voire des dizaines d’années, loin de Valdis. Certains ne revenaient jamais.

Taol ne voyait pas comment il se soumettrait un jour au jugement de ses pairs. On lui avait confié une tâche presque impossible ; jusqu’à ce qu’il l’ait menée à bien, il ne pourrait se montrer à Valdis. Cela faisait tant d’années que le chef de l’ordre l’avait envoyé sur les routes. Il se souvenait encore de ses paroles : « Rends-toi chez Bevlin le guérisseur. Il vit dans le Nord. Je te fais confiance pour accomplir ce qu’il te demandera. » Il avait traversé des périodes difficiles, et même failli abandonner. Seuls le sentiment qu’on avait besoin de lui et – pour être totalement honnête – la promesse de connaître la gloire le poussaient à continuer.

La réalité était bien différente du rêve. Il avait passé toutes ces dernières années, à l’exception d’une seule, en une quête infructueuse, sillonnant la majeure partie des Terres connues, à demander si personne ne connaissait un garçon qui d’une manière ou d’un autre serait différent.

On lui avait parlé de garçons à six doigts, de garçons aux yeux d’or, de garçons au cerveau dérangé. Taol avait retrouvé chacun d’eux, tout en sachant dans les tréfonds de son âme qu’aucun n’était le bon.

Il avait fini par échouer à Rorne, le moral au plus bas, découragé par l’ampleur de la tâche. Il avait commis l’erreur de poser des questions au mauvais endroit et s’était fait arrêter par les autorités. C’était un risque qu’un chevalier courait désormais, car Valdis n’inspirait plus confiance. L’ordre devenait le bouc émissaire de tous les maux – si les récoltes s’avéraient médiocres à Lambois, c’était par la volonté des chevaliers ; si le commerce ralentissait à Rorne, la conséquence de leurs intrigues. Taol soupira profondément. Il avait entendu maintes rumeurs selon lesquelles les chevaliers amassaient des fortunes colossales, basculaient dans le fanatisme et aspiraient au pouvoir politique. Mais pour qu’ils soient corrompus, il aurait fallu que leur chef le soit aussi ; or Taol ne tolérait pas qu’on puisse dénigrer Tyren.

Il devait énormément au chef de l’ordre. Tyren avait été bon pour lui, et d’abord en rendant possible son entrée dans l’ordre – lui, le petit paysan des marais, sans parent fortuné pour financer sa formation. Tyren l’avait aidé à traverser la pire période de son existence. Quand tout lui paraissait vain, à cause d’une culpabilité encore trop fraîche pour être supportable, Tyren l’avait envoyé à Bevlin, qui lui avait donné une raison de continuer.

Un frôlement de pas derrière lui le ramena à l’instant présent. On le suivait. Il vérifia subrepticement son couteau. Ses doigts se refermèrent sur l’acier lisse et froid – un contact rassurant. Il avait récupéré la majeure partie de ses forces en une semaine, et il était prêt à faire face à une agression.

Le chevalier continua calmement, attentif à ne pas se trahir en pressant l’allure. Il devait tendre l’oreille au maximum pour entendre les pas de son suiveur ; ce dernier portait sans doute des semelles de feutre. Taol eut un sourire sinistre. Il aurait détesté emprunter ces ruelles avec juste une mince épaisseur de tissu entre lui et les immondices.

Il fut contraint de ralentir, doutant d’avoir suivi correctement les indications de Mégane. Il pensait avoir pris la bonne ruelle, mais elle lui avait parlé d’une bifurcation vers la gauche. Or, il ne voyait aucun embranchement : la ruelle continuait tout droit. Les poils se dressèrent sur sa nuque. Il y eut un souffle d’air, l'éclair d’une lame, et son assaillant fut sur lui.

Il fit volte-face en dégainant le long-couteau d’un geste fluide. L’autre avait une épée courbe. Taol avait déjà vu de telles armes ; il savait que, correctement maniées, elles pouvaient s’avérer meurtrières. L’homme frappa de taille, l’obligeant à reculer, puis se fendit – une attaque hargneuse, téméraire. Taol s’écarta d’un bond. Voyant son adversaire préparer un nouvel assaut, il saisit l’occasion de le frapper au bras ; le sang jaillit. Distrait un fatal instant par le spectacle de son propre sang, l’homme releva la tête et vit le long-couteau fiché dans sa poitrine.

C’était une botte radicale. Taol n’appréciait guère de prolonger inutilement le combat par des attaques cruelles ne visant qu’à infliger le plus de douleur possible. L’homme s’écroula au sol, perdant son sang à gros bouillons. Sa lame courbe tinta sur le pavé.

Taol tremblait. Voilà longtemps qu’il n’avait plus manié une lame. Sa victoire ne lui procurait aucune joie ; il avait fait ce que la situation imposait, rien de plus.

Il examina l’épée incurvée. Le fil en était sérieusement émoussé : en aucun cas l’arme d’un homme ayant des intentions de meurtre. Son agresseur avait sans doute été un coupe-jarret, probablement aux abois. Ramassant l’épée, Taol constata avec surprise quelle pesait son poids. Elle aurait bien meilleure allure une fois polie et affûtée. Peut-être pourrait-il la revendre et gagner ainsi l’argent de son passage ? Il glissa l’arme à sa ceinture, la dissimulant aux regards sous ses vêtements.

Il lui restait encore à trouver la bonne ruelle. Il décida de continuer tout droit, marcha pendant un moment puis s’aperçut que la ruelle s’achevait en cul-de-sac. Il allait faire demi-tour, résigné à zigzaguer entre les ordures une fois de plus. Mais au moment de pivoter, il reçut un violent coup à la tête. Il tenta de sortir son long-couteau, mais un second coup sur le crâne l’étendit pour de bon.

 

Jack se remettait peu à peu de la fièvre humide. Il pouvait désormais marcher dans la tanière sans ressentir de nausées ou de vertiges.

Sa récupération avait à l’évidence été facilitée par les nombreux remèdes et onguents de Falk ; toutefois, Jack préférait en attribuer le mérite à sa délicieuse cuisine. Chaque jour, son hôte lui servait du ragoût, du lapin à la broche, des navets cuits dans le jus de viande. Bien qu’il ait passé toute sa vie dans les cuisines du château, Jack n’avait jamais eu droit à une nourriture aussi savoureuse. Le régime d’un mitron se composait généralement de brouet, plus tout le pain qu’il pouvait avaler.

Jack se sentait un peu coupable du plaisir qu’il prenait à manger. Il se trouvait à des lieues de chez lui, censé vivre une aventure qui lui ouvrirait les portes d’une nouvelle vie, des secrets de sa mère ou de toute autre idée qui pouvait lui passer par la tête ; et il restait confortablement au chaud dans sa tanière, à attendre avec impatience son prochain repas.

Tous les jours, Falk rapportait les ingrédients d’un festin. Il les préparait soigneusement, éminçait les oignons, découpait les carottes en rondelles, écorchait les lapins et broyait les épices. Cuisiner lui procurait une satisfaction visible qui faisait l’admiration de Jack. Ce dernier avait ressenti le même genre de joie autrefois, à Château Harvell ; mais à mesure qu’il avait grandi, ses rêves et son insatisfaction avaient pris le dessus.

N’aimant guère demeurer inactif, Jack avait demandé à Falk s’il pouvait se rendre utile. « Non, avait répondu Falk. C’est un plaisir pour moi de manipuler ce que la nature nous offre. J’adore cuisiner. Je ne prends que ce dont j’ai besoin, sans rien jeter. Les os d’un rôti agrémentent le bouillon du lendemain, les épluchures de pommes sont mises à sécher. » Ne sachant quoi répondre, Jack avait proposé de cuire du pain.

« Tu es encore trop faible, mon garçon. Tu en cuiras plus tard. De toute façon, je n’ai qu’un fourneau de fortune.

— Cela suffirait pour des galettes », avait insisté Jack dans l’espoir que Falk accepterait – ce régime sans pain avait commencé à lui peser.

« Très bien, Jack, tu éprouves manifestement le besoin de me payer ta dette ; j’aurais mauvaise grâce à t’en empêcher. » Falk avait une manière de tourner les choses qui laissait Jack sans voix.

Le jour même, Falk lui avait rapporté de la farine et des œufs pour qu’il puisse préparer sa pâte à galettes. Tout en mélangeant les ingrédients, Jack s’était dit que son ancienne vie de mitron appartenait désormais au passé. Oh, sans doute ferait-il encore du pain de temps à autre, mais il ne reviendrait pas en arrière. Il pourrait probablement décrocher une place d’apprenti boulanger dans quelque lointaine ville de l’Est, mais n’était pas certain d’en avoir encore envie.

Il savait qu’il devrait bientôt repartir. Bien qu’il ait apprécié son séjour chez Falk, il avait besoin de se retrouver seul. L’avenir s’annonçait inquiétant : Baralis était à ses trousses, il n’avait pas un sou en poche et nulle part où aller. Jack allait rapidement devoir prendre une décision – oublier l’incident des pains brûlés et mener une existence paisible de boulanger, ou changer le cours de sa vie et devenir un autre homme.

Tout en réfléchissant, Jack avait continué à pétrir sa pâte, qu’il avait allégée d’un mélange d’eau et de bière. Il l’avait malaxée encore un peu, lâché une pincée de sel dessus et laissé reposer le temps que la farine absorbe le liquide – s’il avait attendu davantage, la levure présente dans la bière aurait risqué de faire lever la pâte. Maître Frallit lui aurait administré une bonne rossée s’il lui avait présenté des galettes imparfaitement plates.

Falk venait de rentrer de l’une de ses mystérieuses expéditions. Jack aurait aimé lui demander d’où il venait, mais ne trouva pas les mots adéquats.

« Ainsi, tu es réellement boulanger, commenta Falk avec un hochement de tête.

— Je ne suis jamais devenu boulanger. Je n’étais qu’apprenti.

— Les mots ! Les titres ! Si tu sais faire du pain, je dis que tu es boulanger. » Une fois de plus, Jack ne sut que répondre.

Il vérifia la plaque du fourneau en jetant un peu de graisse de porc dessus. La graisse fuma : la température était bonne. Jack brassa la pâte une dernière fois et la versa en plusieurs ronds sur le métal brûlant. La plaque siffla, grésilla, puis se tut. Quelques minutes plus tard, une délicieuse odeur de pain emplissait la tanière. Faute de spatule en bois, Jack retourna ses galettes au moyen d’un vieux couteau de Falk.

Ce dernier, après l’avoir observé avec un certain scepticisme, parut ensuite sincèrement intéressé. « Ma foi, Jack, tu m’impressionnes », avoua-t-il en le voyant faire glisser dans une assiette ses galettes chaudes et odorantes.

Une fois rassasiés, ils s’assirent un moment près du fourneau. Falk lui demanda sans ambages : « Dis-moi qui tu es. »

Le feu baissa et le vent retomba, comme s’ils attendaient sa réponse. Si on lui avait posé la question, Jack aurait été incapable de dire combien de temps le silence se fit. Il finit par répondre :

« J’ignore qui je suis. Il y a quelques jours encore je croyais le savoir, mais aujourd’hui tout a changé. » Il marqua une pause pour voir si Falk allait parler ; mais l’autre n’en fit rien, ce qui lui donna le courage de continuer. Il savait pouvoir se fier à son hôte. « Voilà environ une semaine, il s’est produit quelque chose – une chose maléfique. En réalisant que j’avais laissé brûler des pains, j’ai ressenti une douleur terrible à la tête. Quand je me suis réveillé, les pains étaient à peine brunis. »

Jack se sentit soulagé d’avoir parlé. Se confier lui faisait du bien ; l’incident perdait de sa force une fois partagé.

« C’est pour cela que tu t’es enfui du château ?

— Oui. » Jack fut heureux de constater que Falk ne paraissait pas choqué. « Je ne voulais pas courir le risque qu’on découvre ce que j’avais fait. On m’aurait sûrement lapidé.

— Les hommes des Terres connues sont des sots. Tout ce qu’ils ne comprennent pas, ils veulent le détruire ! » Falk secoua la tête de colère. « Ils se disent civilisés, mais n’ont aucune idée de la véritable nature des choses.

« La sorcellerie, puisque c’est de cela qu’il s’agit – n’ayons pas peur des mots –, n’est pas un don du diable. Elle n’est ni bonne ni mauvaise en soi ; sa nature dépend de celui qui l’utilise.

— Mais tout le monde au château prétend qu’elle est maléfique, et que seules de mauvaises personnes y font appel.

— Ils ont à la fois raison et tort. Elle est souvent employée par des personnes mauvaises, ou plutôt cupides. Mais il n’en a pas toujours été ainsi. À une époque, voilà de nombreux siècles, la sorcellerie était très répandue dans les Terres connues. Aussi vieille que la terre elle-même, elle était apparue au cours de leur création. Peu à peu, les puissants s’indignèrent de sa distribution anarchique – un petit laboureur avait autant de chances d’en être gratifié qu’un grand seigneur. Un tel éparpillement du pouvoir était trop dangereux pour qu’on puisse le tolérer. Aussi les seigneurs réagirent-ils promptement par l’élimination de tous ceux qui la pratiquaient. Il est plus facile de régner par le glaive que par la sorcellerie.

« Seuls quelques rares sorciers survécurent à la Grande Purge. Aujourd’hui, la perpétuation de leur art doit davantage à la rumeur qu’à la pratique. Le temps de la sorcellerie est presque révolu ; le monde est devenu trop moderne pour elle. Comme la plupart des choses anciennes, sa valeur a sombré dans l’oubli depuis longtemps.

« Il subsiste encore quelques endroits où la sorcellerie prospère ; des lieux coupés de la marche du monde, où la terre est aussi magique que ceux qui la foulent. Mais ils ne cessent de se réduire, et rares sont les gens encore capables de puiser dans leur pouvoir. »

L’esprit de Jack était en ébullition. Se pouvait-il que Falk dise vrai ? Toute sa vie, on lui avait répété que la sorcellerie était diabolique, et voilà que cet homme prétendait exactement l’inverse. « Alors, je n’ai rien de maléfique ?

— Il y a en chacun de nous une part d’ombre et de lumière, comme dans une journée. » Falk haussa les épaules. « Je doute que tu sois un être maléfique. Même si tu me caches encore beaucoup de choses. » Il regarda Jack bien en face. « Tu ne mas jamais vraiment dit qui tu étais. Et tes parents ? D’où sont-ils originaires ? »

Une bouffée de colère envahit Jack. C’était toujours la même chose, les gens croyaient poser des questions ordinaires, sans jamais réaliser à quel point y répondre pouvait s’avérer pénible. « Je suis un bâtard ! Satisfait ? Ma mère était une putain et elle ne tenait pas le registre de ses clients ! » Il se leva et jeta sa coupe au feu.

« Où se trouve ta mère aujourd’hui ? »

L’indiscrétion de cet homme ne connaissait donc aucune limite ? Jack regarda la coupe en bois brûler dans les flammes. Sa colère s’envola aussi vite qu’elle était venue et il se retourna vers Falk : « Elle est morte il y a huit ans. Une chose a poussé dans sa poitrine et l’a rongée de l’intérieur.

— Comment t’es-tu débrouillé sans elle ? » Les yeux de Falk étaient d’un bleu impossible. On y lisait une telle compassion que Jack se sentit libre de dire des choses qu’il n’avait jamais admises auparavant.

« Facile ; en un sens, c’était même une bénédiction. Après sa mort, les railleries ont cessé un moment et j’ai pu faire comme si j’étais normal. »

Pour la deuxième fois, Jack s’attendait à des reproches et ne reçut que compréhension. « Avoir honte de ses parents n’est pas un péché. Ce qui est mal, en revanche, c’est de croire les autres sur parole sans se poser de questions. Que les gens aient traité ta mère de putain ne veut pas dire qu’elle en était une. »

Jack fit face à Falk. « Mais pourquoi…

— Pourquoi certains cherchent-ils à rabaisser leur prochain ? C’est comme avec la sorcellerie. Il suffit qu’ils ne l’aient pas comprise, qu’ils l’aient sentie différente, pour éprouver de la haine à son égard.

— Elle était différente ! » Jack se sentit gagné par l’excitation. Non seulement Falk avait libéré ses pensées, mais il était en train d’en altérer la nature même. « C’était une étrangère. Elle était déjà adulte en arrivant dans les royaumes.

— D’où venait-elle ? »

Jack secoua la tête. « Je l’ignore. Elle ne me l’a jamais dit. Je crois qu’elle redoutait quelqu’un ou quelque chose de son passé.

— Hmm… » Falk lissa sa barbe et réfléchit un moment. « Elle devait surtout avoir peur pour toi. Si elle s’inquiétait uniquement de son sort, quel mal y aurait-il eu à te faire entrer dans la confidence ? J’ai comme l’impression qu’elle te cachait son passé pour te protéger. »

Cet homme avait décidément l’art de remettre en question des certitudes que Jack tenait pour acquises depuis des années ! Jack se remémora l’époque de son enfance, ces matins sur les remparts. « Baisse-toi, Jack. Ne te fais pas repérer. » Repérer par qui ? La tête de Jack bourdonnait d’idées neuves. Il avait l’impression d’avoir contemplé jusqu’à présent, jusqu’à cette conversation avec Falk, le monde à travers un filtre de brasseur. Tout lui apparaissait soudain beaucoup plus nettement.

« Quant à être un enfant illégitime, Jack, certains des hommes les plus puissants des Terres connues n’ont pas commencé autrement. Tiens, l’archevêque de Rorne n’a jamais su qui était son père – personne n’est au courant. » Falk se leva et prit Jack par l’épaule. « Un bon conseil. Ne déteste pas l’homme qui t’a donné la vie. »

Jack s’écarta. « Qu’est-ce qui vous fait croire que c’est le cas ?

— Je connais bien ce sentiment. Moi aussi, on m’a traité de bâtard. J’ai commis l’erreur de laisser ce mot détruire mon existence. La vie m’avait pourtant souri, jusqu’à ce que j’entre dans ma vingt-troisième année. J’avais une épouse, trois enfants et un bout de terrain. Un soir, j’ai surpris une conversation entre deux hommes dans une taverne. L’un d’eux a mentionné mon nom et dit que je m’en sortais bien. L’autre s’est contenté de déclarer en ricanant : « Bâtard un jour, bâtard toujours. » Je lui ai sauté à la gorge ; il a fallu quatre hommes pour nous séparer. J’avais bien failli le tuer. On m’a condamné à un an dans les carrières d’ardoise. Au lieu de passer ce temps à regretter les miens, je me complaisais dans l’amertume. Je haïssais mon père pour avoir fait de moi un objet de mépris. Je le rendais responsable de tout.

« Contrairement à toi, je savais qui c’était. À la fin de ma peine, je me suis lancé à sa recherche. Il m’a fallu des années pour le retrouver. J’étais empli de colère, prêt à me battre. Mais ce n’était qu’un vieillard perclus de rhumatismes ; il faisait peine à voir.

« J’ai levé le poing sur lui et il m’a supplié de le prendre en pitié. Aujourd’hui encore, je me réjouis de l’avoir fait.

« Nous nous sommes assis autour d’un verre, et avons discuté longuement. Il m’a dit qu’il n’avait pas épousé ma mère parce qu’elle venait d’une bonne famille, qu’il croyait qu’elle serait mieux sans lui, vu qu’il n’avait pas de quoi nourrir une mère et son enfant. J’ignore si je l’ai cru – au fond, peu importe. Vois-tu, ce n’était qu’un homme – pas un être malfaisant ou sournois qui méritait d’être puni.

« Je l’ai quitté pour retourner chez moi. Ma femme et mes enfants étaient partis, en me laissant un mot pour me demander de ne pas les suivre. Le reste de mon histoire serait trop long à raconter. J’ai beaucoup appris sur la vie et les hommes, visité des dizaines de cités, parlé avec un nombre incalculable de personnes et porté tant de noms ! Et j’ai fini ici, tout seul. Ce que j’essaie de te dire, Jack, c’est de ne pas commettre la même erreur que moi. Ne perds pas ton temps à nourrir des rêves de vengeance. Ils finiraient par te détruire. » Falk reposa sa coupe et se glissa hors de la tanière, laissant Jack méditer ses paroles.

 

Baralis ayant décidé de régler définitivement le cas de la fille, il convoqua ses mercenaires. Une fois encore, ils se rencontrèrent à l’extérieur des portes du château. Ces derniers temps, un malaise indéfinissable avait conduit le chancelier à emmener son serviteur dans tous ses déplacements. Sa silhouette massive le rassérénait un peu. Cette solution présentait en outre un avantage supplémentaire : les mercenaires étaient visiblement intimidés par la présence de Craupe.

« Je veux que vous me rameniez la fille. Je connais sa position : au sud-est de Harvell, à quatre bonnes journées de cheval. » Les yeux de Baralis défiaient quiconque de mettre cette déclaration en doute.

« Et le garçon, où est-il ? » s’enquit le chef. Baralis n’avait pas l’intention de leur avouer qu’il n’en avait pas la moindre idée. Il détestait être pris en défaut.

« Je m’en occuperai personnellement. Il ne voyage plus avec la fille. » Baralis nota avec amusement l’air circonspect des mercenaires, qui se demandaient probablement d’où il tenait ses renseignements. Il porta l’estocade. « Et cette fois-ci, quand vous tiendrez la fille, je vous interdis formellement de poser un doigt sur elle. Pas question de la violer comme une vulgaire fille de taverne. » Baralis vit ses hommes passer par plusieurs émotions : l’ébahissement, la culpabilité, la haine et enfin la crainte. Il n’était pas mécontent de son effet. « Allez, maintenant, et ne me décevez pas. »

Les mercenaires montèrent en selle et s’éloignèrent. Baralis se demanda s’il n’avait pas trop attendu. La fille sortirait bientôt de la forêt ; elle commencerait à tomber sur des villages et des villes. Enfin, se dit-il, tant qu’elle reste loin de la cour, les fiançailles n’auront pas lieu. Une fois la fille capturée et emmenée en lieu sûr, il pourrait se consacrer à Jack. La colombe faiblissait et ne tarderait pas à mourir. Le mitron devait être loin, désormais ; un deuxième oiseau ne suffirait peut-être pas à le localiser. Mais Baralis ne s’inquiétait pas outre mesure – il existait d’autres moyens de fouiller la forêt.

« Viens, Craupe. Ne restons pas en plein vent. J’ai encore beaucoup à faire.

— Y aura-t-il du travail pour moi, maître ? » voulut savoir Craupe. Il avait la main dans sa tunique, serrant sans doute sa précieuse boîte. Baralis se demanda ce qu’elle renfermait – probablement les dents de sa défunte mère.

« Si ce n’est pas le cas, je te trouverai quelque chose. » Le colosse sourit. « Une chose qui corresponde à tes talents uniques. »

En marchant vers les murailles du château, Baralis pensa à la reine. Il était maintenant de notoriété publique que la santé du roi s’était améliorée. Arinalda ne tarderait pas à le convoquer de nouveau, pour conclure un marché.

Baralis et Craupe gagnèrent une section isolée des murailles. Les mains tordues du chancelier palpèrent soigneusement la roche à la recherche d’une infime protubérance. Il l’effleura doucement, et un pan de mur s’ouvrit. Une odeur de terre humide leur monta aux narines. Baralis referma la porte derrière eux, et ils s’enfoncèrent dans les noires profondeurs du château.

 

L’assassin regarda le pan de mur se remettre en place dans la muraille. Observer et attendre ; cela finissait toujours par payer. Scarles espionnait Baralis et son géant lorsqu’ils s’étaient éclipsés discrètement du château. Il s’attendait à ce qu’ils reviennent par le même chemin, et ce fut avec un intérêt croissant qu’il vit le maître et le serviteur quitter la route pour se diriger vers une portion de muraille en apparence banale.

Scarles n’était pas un homme enclin aux grandes manifestations d’émotion ; mais en voyant Baralis ouvrir un passage dans la muraille, il s’autorisa un sourire satisfait. Il s’assit dans les hautes herbes et, coinçant une brindille entre ses dents, se prépara à attendre.

Lorsqu’il estima avoir laissé passer suffisamment de temps, Scarles s’approcha de la muraille. En homme méticuleux, il vérifia qu’il s’agissait bien de la bonne section. Oui, pas d’erreur ; deux séries d’empreintes dans la terre meuble conduisaient jusqu’au mur. Les traces légères et – de l’avis de Scarles – furtives de Baralis, celles larges et profondes de Craupe.

L’assassin passa les doigts sur la pierre lisse. Rien. Sans se laisser décourager, il tenta de reproduire le geste de Baralis. Pour faire fonctionner le mécanisme, il eut l’idée de mettre ses pieds dans les empreintes du chancelier avant de palper la pierre grise et froide. En vain. L’assassin ne s’alarma pas ; c’était un homme patient, un trait de caractère important dans sa profession. Il essaya encore, détaillant chaque pierre, cherchant de ses yeux exercés le moindre détail inhabituel. Sans succès.

L’assassin s’écarta du mur et réfléchit à son prochain coup. L’entrée ne bénéficiait d’aucune protection magique ; il savait flairer ce genre de choses. Non, il devait exister un moyen ordinaire de déclencher l’ouverture ; encore fallait-il le trouver. Scarles mordilla son brin d’herbe à l’agréable goût amer en contemplant la muraille.

Il tenait absolument à trouver l’accès ; il aurait parié que le château était truffé de galeries et de salles secrètes. Les bâtisseurs de ces vieilles forteresses savaient apprécier l’importance d’une voie d’évasion discrète. Les motivations de Scarles dépassaient son intérêt pour sa cible ; il raffolait des secrets, des tractations en sous-main, des supercheries, des motifs cachés – en fait, de tout ce qui fleurait un tant soit peu le subterfuge.

Bon sang ! Pourquoi n’y avait-il pas songé plus tôt ? Baralis mesurait bien un pied de plus que lui. Scarles se tenait au bon endroit, mais ses mains étaient placées trop bas. Il comprit également pourquoi l’idée ne lui était pas venue tout de suite : à côté du gigantesque Craupe, tout le monde semblait petit, y compris Baralis. Scarles, gagné par l’excitation, pinça légèrement ses lèvres minces.

L’assassin retourna à la muraille, en palpant plus haut cette fois-ci. La pierre était lisse ; en l’effleurant du bout des doigts, il sentit quelque chose, un renflement quasi imperceptible. Il le frotta dans un sens puis dans l’autre, fit un pas de côté, et la porte s’ouvrit.

Quand l’assassin pénétra dans la cavité, une odeur de moisissure et d’humidité l’assaillit de toutes parts. Aveuglé par l’obscurité, il fouilla sa poche à la recherche d’une pierre à feu et d’une chandelle – il se préparait à cette éventualité depuis un moment déjà. D’une main aussi ferme qu’elle devait l’être eu égard à sa profession, il alluma la chandelle. L’éclairage qu’elle donnait était faible, à peine suffisant. Scarles entreprit d’inspecter le mur intérieur à la recherche du mécanisme de fermeture. Au bout d’un moment, il repéra une protubérance similaire à celle qui se trouvait à l’extérieur et le mur revint en place.

Ses yeux s’habituaient peu à peu à l’obscurité. Sans sa chandelle, il n’aurait sans doute rien distingué du tout. Scarles se trouvait confronté à un choix : à gauche ou à droite. Il choisit la gauche. Le passage l’entraîna vers le bas et se changea bientôt en un boyau aux parois arrondies. Les murs ruisselants d’humidité étaient recouverts d’une mousse pâle comme Scarles n’en avait encore jamais vu. Spontanément, il tendit la main pour la toucher – elle était douce, spongieuse, et laissait un léger résidu au bout des doigts. Scarles étudia la substance poisseuse puis s’essuya la main avec soin. On n’était jamais trop prudent avec les végétaux inconnus ; sans être un expert, Scarles n’ignorait pas que certaines mousses entraient souvent dans la composition des poisons.

Le boyau continua à descendre pendant un certain temps, avant de bifurquer de nouveau. Scarles prit l’embranchement et parvint bientôt au pied d’une volée de marches. Il se trouvait certainement sous le château désormais. L’escalier offrait plusieurs options : il s’élevait en colimaçon et un passage partait de chaque nouveau palier. Quand l’assassin eut suffisamment grimpé à son goût, il emprunta l’un des passages, qui s’enfonçait tout droit et comportait de nombreuses portes, dont certaines murées. Scarles commença à prendre conscience de l’immensité et de la complexité du réseau de galeries.

L’assassin se sentait rempli d’admiration pour ceux qui l’avaient dessiné et construit. Il éprouvait aussi une pointe de jalousie envers la maîtrise du système dont jouissait Baralis. Convaincu de n’en avoir vu qu’une infime partie, il aurait bien voulu, lui aussi, savoir où menaient toutes ces portes et ces passages. Scarles avait conscience que ce dédale devait offrir accès à de nombreuses salles interdites : chambres à coucher, réserves, lieux de réunion… Il imaginait déjà comment l’exploiter à son profit. L’assassin révisa son jugement sur Baralis – non content de posséder de grands pouvoirs, l’homme avait également de la ressource.

Il regarda devant lui, cherchant comment il pourrait déboucher dans le château. En choisissant une porte au hasard, il se retrouva dans un cul-de-sac. Partant du principe qu’un passage mène généralement quelque part, il palpa le mur du fond et, de fait, ses doigts déclenchèrent le minuscule poussoir d’un mécanisme d’ouverture.

Scarles s’écarta pour laisser l’énorme pan de mur s’effacer sans bruit.

Il émergea dans une partie du château qui ne lui était pas familière. En regardant autour de lui, il fut surpris de s’apercevoir qu’il se trouvait toujours en sous-sol, dans une sorte de cul-de-basse-fosse désaffecté. Il se croyait au moins au rez-de-chaussée, ou au premier étage. Son regard embrassa les vieux instruments de torture. Il vit un chevalet à moitié pourri, une roue, une presse et bien d’autres choses encore.

Scarles examina les instruments avec un intérêt tout professionnel – avant de devenir assassin, il avait acquis une certaine expérience de la torture. Son œil entraîné lui apprit que cet équipement avait fort peu servi. Sans compter qu’il était sérieusement dépassé. Scarles, qui se trouvait à Rorne quelques mois plus tôt, avait été impressionné par les nouveaux instruments qu’il avait vus là-bas. Cette cité savait vivre avec son temps.

L’assassin chercha la sortie des oubliettes, se promettant de se familiariser très vite avec les passages secrets. Il était sûr que cela s’avérerait utile.

 

Melli remarqua que les arbres commençaient à s’éclaircir. La forêt devenait peu à peu moins touffue : la jeune femme croisait davantage de clairières et de bandes de terrain dégagé. La veille, elle avait même aperçu le toit dune fermette. Brièvement tentée de s’approcher, elle avait opté pour la prudence et continué son chemin.

Elle arpentait les bois depuis dix jours maintenant et s’étonnait encore de la rapidité avec laquelle elle s’était habituée à cette vie. Elle, dame Melliandra des Quatre Royaumes, avait bel et bien apprécié de dormir à la belle étoile et de boire l’eau des torrents écumants.

Melli se sentait à la fois nerveuse et excitée à l’idée de quitter la forêt. À leur manière, les arbres l’avaient protégée des soucis du monde extérieur. Tout était simple alors : marcher, manger, dormir. Il lui faudrait désormais prendre d’autres choses en considération : les gens, l’argent et un abri. Le temps s’était montré clément ; malgré le froid, il n’avait pas neigé et la forêt touffue offrait une barrière naturelle contre le vent. Melli savait que la neige arriverait bientôt ; il lui faudrait des habits plus chauds.

Si seulement elle avait encore sa bourse ! Elle aurait pu s’acheter une selle et hâter son voyage. Privée de ses bijoux, elle ignorait ce qu’elle ferait quand ses provisions s’épuiseraient. Il lui restait son cheval, mais elle doutait d’en tirer mieux qu’une ou deux pièces d’argent. En outre, elle n’aimait pas l’idée de s’en séparer.

En avançant dans le matin clair et glacial, Melli aperçut des signes d’habitation humaine : une fumée qui montait en spirale dans le lointain, une prairie fauchée de près, un fossé dégagé. Elle pressa le pas, et les bois commencèrent à céder la place à la campagne. Une ferme apparut au sommet d’une éminence, puis une autre. Melli repéra une route de terre et mena son cheval dessus.

En début d’après-midi elle parvint à un petit village qui possédait une taverne mais pas de forge. L’aspect de Melli retint fortement l’attention des habitants : les femmes la regardaient avec défiance, les hommes avec spéculation. À l’évidence, elle devait offrir un étrange spectacle aux villageois hostiles. Elle portait toujours son sac par-dessus sa robe, ainsi qu’une couverture en guise de manteau. Son visage devait être à peu près propre – elle s’était aspergée d’eau chaque fois qu’elle l’avait pu –mais elle soupçonnait ses cheveux de ressembler à un fouillis indescriptible.

Devant ces regards inamicaux, elle jugea inopportun de s’arrêter au village. Alors qu’elle dépassait les dernières bâtisses, une voix de femme retentit, claire et perçante : « Bon débarras. Nous ne voulons pas de ça chez nous. Va donc à Duvitt – c’est là-bas qu’est ta place. » Melli n’en revenait pas. Toute sa vie on s’était adressé à elle avec courtoisie et respect. Le ton cruel de la femme lui fit plus mal que toutes ces journées passées seule en forêt. Résolue à conserver sa dignité, elle ne regarda pas en arrière et s’éloigna du village.

Melli marcha tout l’après-midi. La route qu’elle suivait devint plus large et mieux entretenue, jusqu’à ce qu’enfin, alors que le soir approchait, Melli aperçoive au loin les lumières d’une petite ville. Ne tenant pas à commettre deux fois la même erreur, elle retira son sac de toile et démêla ses cheveux de son mieux. Un peu plus tard, elle entrait dans la ville de Duvitt.

Cette cité connaissait une période de grande prospérité. À mi-distance de Harvell et du Nestor, elle était idéalement placée pour profiter de la guerre entre les Quatre Royaumes et le Halcus. Les cinq dernières années avaient vu ses affaires embellir de manière substantielle, car des centaines de soldats y passaient chaque semaine. Même si Duvitt se trouvait clairement sur le territoire des Quatre Royaumes, les commerçants n’étaient pas hommes à refuser de servir une clientèle halcus. Ainsi la ville était-elle devenue une zone neutre officieuse où un soldat fatigué pouvait, quelles que soient ses couleurs, trouver un lit et une chope de bière fraîche – pour un prix non négligeable.

Naturellement, cet arrangement avait ses inconvénients ; les soldats pris de boisson avaient du mal à rester neutres très longtemps, et des bagarres violentes éclataient fréquemment. Mais quelques meubles brisés et une poignée de morts semblaient un faible prix à payer pour la prospérité. La ville comptait désormais davantage de tavernes que n’importe où ailleurs dans les Quatre Royaumes, et plus d’un tavernier, le soir venu, priait dans l’intimité de son lit pour que la guerre se poursuive à jamais.

Melli s’approcha de la ville avec méfiance. Il y avait beaucoup de gens dans les rues, qui la regardèrent passer pour la plupart d’un œil indifférent. Elle n’avait aucune idée de ce qu’elle allait faire. Peut-être essayer de revendre les quelques plats que maître Truite avait inclus dans son équipement. Duvitt semblait plus grande que Harvell ; elle était en tout cas plus animée. Remarquant bon nombre de soldats parmi les passants, Melli y vit un signe qu’elle ne s’était pas trop fourvoyée.

La jeune femme ralentit, cherchant où laisser son cheval, regrettant de ne pas l’avoir attaché à un arbre ou à un buisson à l’écart avant de se rendre en ville. Elle prit le risque de le laisser à une palissade en bois à la vue de tous, espérant que personne n’irait le dérober en pleine rue. De telles précautions prêtaient un peu à rire ; la pauvre bête n’avait pas grand-chose pour attirer les voleurs.

Elle héla un jeune garçon qui passait. « Peux-tu me dire où je pourrais vendre quelques objets ? »

Sa question éveilla immédiatement l’intérêt du garçon. « Quel genre d’objets ? demanda-t-il en feignant l’indifférence.

— De la vaisselle en fer-blanc. »

L’intérêt du garçon retomba visiblement. « Essayez maître Amas, deux portes plus loin. » Melli voulut le remercier, mais le garçon était déjà parti en quête de perspectives plus lucratives.

Elle suivit son conseil et pénétra dans une petite boutique crasseuse, encombrée de fournitures de toutes sortes. Le boutiquier lui jeta un seul regard, nota le triste état de ses vêtements puis l’ignora ostensiblement. Il tourna son attention vers son autre cliente.

« Oui, madame Gralle, je tâcherai de faire réparer vos bottes pour demain, à la même heure.

— Je compte sur vous. Et je veux du bon travail, hein, pas des demi-points !

— Je veillerai personnellement à ce que mon garçon vous fasse des points entiers.

— Très bien. Bonsoir, monsieur. » La cliente pivota. Elle allait partir quand elle remarqua Melli. Elle plissa les yeux, détaillant Melli de la tête aux pieds, et la regarda s’approcher du boutiquier.

« Que veux-tu, ma fille ? demanda l’homme d’un ton très différent de celui qu’il venait d’employer.

— J’ai quelques objets à vendre, répondit Melli avec dignité.

— Quoi donc ?

— Deux tasses et une assiette en étain, ainsi qu’un pot en cuivre.

— Cela ne m’intéresse pas. Allez, sors d’ici ! » Le visage empourpré de colère et de honte, Melli quitta la boutique en coup de vent. Elle se dirigeait vers son cheval quand elle sentit une main légère sur son bras. Elle pivota, pour se retrouver nez à nez avec la cliente de maître Amas.

« Pourquoi es-tu si pressée, ma chérie ? lui demanda l’inconnue. Tu n’as pas d’argent, pas d’endroit où dormir ? » Melli ne répondit rien. « Tu m’as l’air d’une jolie fille, sous cette crasse. » Melli rougit encore plus et voulut contourner son interlocutrice, qui lui barra la route en disant : « Je peux t’offrir un repas chaud et un lit.

— Pourquoi feriez-vous cela ? » riposta Melli avec méfiance.

Un bref instant, une expression rusée passa sur le visage de l’inconnue. « Parce que j’ai besoin de vaisselle, tiens ! »

Melli n’en crut pas un mot, mais l’idée d’un repas chaud et d’un lit la tentait fortement. « Auriez-vous un endroit où mettre mon cheval à l’abri ?

— Mais certainement, ma jolie. Suis-moi. Je vais charger un garçon de s’occuper de ton cheval. »

Melli suivit la femme jusqu’à une grande taverne. Voyant son air perplexe, la femme expliqua : « Oh, j’habite à l’étage. Tu dormiras chez moi. » Melli dut traverser la salle pour gagner l’escalier du fond. En les voyant passer, un client lança à sa compagne :

« Vous avez une nouvelle fille, madame Gralle ? » Cette dernière, contrariée par la remarque, pressa le pas. Melli se demanda ce que l’homme avait voulu dire par cette remarque, mais l’oublia bien vite quand elle découvrit sa chambre.

« Voilà où tu vas dormir, ma chérie. Je vais te trouver de quoi manger et de l’eau chaude pour un bain. » Sur ces mots, elle sortit. Melli inspecta la chambre qui contenait un lit, un meuble à tiroirs et une petite table sur laquelle étaient posés une bassine et un broc d’eau. Elle s’y sentit un peu à l’étroit dans un premier temps car elle s’était habituée à l’immensité de la forêt.

Elle commençait à se détendre quand madame Gralle revint en portant un énorme plateau chargé d’aliments à l’odeur alléchante. Il y avait du pâté de gibier en croûte, de la soupe aux poireaux, un morceau de fromage qui s’émiettait et du pain croustillant agrémenté de beurre frais. À la grande joie de Melli, madame Gralle la laissa dîner seule et elle put dévorer à son aise, aussi vite qu’elle en avait envie. Une fois rassasiée, elle enroula le reste de pâté et de fromage dans un torchon qu’elle rangea parmi ses possessions. Après coup, elle fouilla dans sa couverture, en sortit la vaisselle qui constituait sa part du marché et la déposa sur le meuble à tiroirs : il ne serait pas dit quelle ne payait pas ses dettes.

Melli termina la grande chope de cidre que madame Gralle avait fournie avec le repas. À la cour, les dames ne buvaient que du vin allongé d’eau, et le cidre brut de la région, fortement alcoolisé, lui montait à la tête. Une fois sur le lit, elle eut à peine le temps de noter qu’il était tout bosselé avant de s’endormir profondément.

 

Messire Maybor n’aimait pas du tout ce qu’il s’apprêtait à faire. Il avait sollicité une audience auprès de la reine et l’avait obtenue. Dix jours avaient passé depuis leur accord concernant les fiançailles ; ces dernières semblaient désormais plus improbables que jamais. Il fit les cent pas dans la pièce. La peste soit de Melliandra ! La coquine tournait ses plans en ridicule, et voilà qu’il se retrouvait contraint de mentir dangereusement à la reine.

Il examina son reflet dans la glace brisée. S’admirer revêtu de beaux atours ne lui procurait pas l’habituelle satisfaction. Tout allait de travers – même son assassin prenait trop de temps pour trancher la misérable gorge de Baralis. Scarles s’était montré beaucoup plus expéditif la dernière fois. Il n’avait pas mis trois jours pour régler le sort de messire Glayvin.

Maybor se rendit à contrecœur à la salle d’audience, frappa à la porte et entra.

La reine, un sourire chaleureux aux lèvres, lui donna sa royale main à baiser. « Messire Maybor. Je suppose que vous venez discuter des détails de la cérémonie ?

— En effet, Votre Altesse. Mais je crains qu’il ne faille nous accorder un léger délai.

— Vraiment. » Le ton de la reine n’avait plus rien de plaisant. « Pourquoi cela ? J’avais espéré annoncer les fiançailles à la fête de l’Hiver. Ce devait être l’occasion d’une double réjouissance

— l’amélioration de la santé du roi et l’annonce des fiançailles à la cour. Et voilà que vous me parlez de délai. Je ne souffrirai aucun délai, messire Maybor. »

Maybor pouvait très bien comprendre la nervosité de la reine ; la semaine dernière encore, des informations relatives aux progrès du duc de Brennes étaient parvenues à la cour. Cette seule année, il avait déjà soumis trois villes au sud-est de sa cité. Il ne tarderait pas à se proclamer roi. « Melliandra ne se sent pas bien, Votre Altesse. » Une fois de plus, Maybor maudit intérieurement sa fille.

« Où est le problème ? Le mariage n’aura pas lieu avant le printemps. La cérémonie de fiançailles est brève, votre fille peut certainement faire l’effort d’y assister.

— Elle est alitée, Votre Altesse. Elle souffre d’une mauvaise fièvre et ne peut quitter sa chambre. » Le visage de la reine devint grave.

« Maybor, a-t-elle attrapé la vérole ? Je ne prendrai pas le risque de marier Kylock à une fille qui a eu la vérole. » Il était notoire que cette maladie entraînait défiguration et stérilité.

« Non, Votre Altesse, ce n’est qu’une fièvre humide. Elle ira mieux dans quelques jours. Je n’en demande pas davantage : dix jours.

— Dix font plus que quelques jours, messire Maybor. » La reine marcha de long en large. « Fort bien, je retarderai l’annonce. »

Maybor poussa un grand soupir de soulagement. « J’ai entendu dire que la santé du roi s’était beaucoup améliorée, ma dame.

— Oui, messire Baralis a découvert un remède qui paraît efficace. » Maybor se glaça. Que mijotait encore Baralis – à tenter ainsi de s’insinuer dans les bonnes grâces de la reine ?

« Vous pouvez vous retirer, messire Maybor. Je suppose que je vous reverrai à la fête de l’Hiver. »

En regagnant ses appartements, Maybor décida de rencontrer son assassin dès le lendemain pour lui ordonner d’accélérer les choses. Les manigances de Baralis ne lui disaient rien qui vaille.